Bientôt l’été et le plaisir retrouvé du temps de la lecture ! Laurence Grenier, ex-pharmacienne, est éprise de l’œuvre de Marcel Proust, « A la recherche du temps perdu », au point de pouvoir retrouver en quelques instants un passage évoquant la nature, la médecine ou la maladie… et les grands sujets de l’existence, comme toutes ces minuscules sensations qu’il nous reste à découvrir. Invitée du blog gerontofficine, elle livre aujourd’hui à travers le personnage de Tante Léonie une description pudique de la vieillesse, extraite de Du côté de chez Swann :
« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et de même que, quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là : « Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. »
C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle – plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude – c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui, à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde.
Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui, selon nous, aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos(…).
Laurence Grenier est notamment l’auteur d’une édition abrégée de La Recherche (500 pages au lieu de 3 000 !). On peut la retrouver sur son blog proustpourtous et en ce moment au théâtre Pandora (11e arrondissement de Paris), seule en scène, dans Duetto Marcel Proust.